Salle 1.18 – Albert et Vincent

J’aurais aimé réaliser ce portrait. Depuis le temps que je l’observe, je n’arrive plus à démêler l’envie de l’admiration. Peut-être que l’une va difficilement sans l’autre ? Notre relation n’est pas née sous les meilleurs auspices. Dans un premier mouvement critique, je me souviens avoir trouvé à cet indolent un air blasé qui m’a profondément irrité. Il incarnait cette adolescence tardant à se faire oublier, mélange de lourdeur et d’insolence qui me fait abhorrer une jeunesse par trop sûre de sa bêtise.

Tout, dans son allure revêche suinte la gaucherie. Une petite tête mal peignée sur une silhouette trop molle et trop grande. Aux épaules tombantes, on devine la destinée d’un dos amené à plier sous le joug d’une gibbosité tapie. Adolescence ingrate, temps de la mue et de la roue qui distribue des numéros plus ou moins gagnants, des physiques plus ou moins élégants.

La pose est fixe, trop rigide pour être naturelle. On lui a conseillé de rester ainsi, de conserver un léger contrapposto peu familier à ses hanches raides. Il a obéi, ne sachant que faire de ce corps qu’il considère comme étranger à lui-même. La morgue qu’il entretient vis-à-vis de sa carcasse s’apparente à celle d’un estropié vis à vis de sa jambe de substitution. On s’en passerait volontiers, si elle ne pouvait pas ne pas être. Le jeune homme ne semble pourtant pas douter de sa légitimité dans l’atelier du peintre. Il souhaiterait même secrètement paraître sous un angle avantageux, conférer à son portrait une gravité qu’il pense manquer à son âge mais nécessaire à la postérité. Ne pas trop en faire non plus, que l’on n’aille pas penser de lui qu’il s’attache aux futiles résonances de l’apparence.

Les doigts de la main gauche, habitués à triturer les bords du vêtement se sont repliés, impressionnés par la dignité de l’instant. La main droite se perd dans une poche sans fond, épargnant aux curieux la vision d’une poigne dépliée dont on imagine facilement qu’elle s’apparente davantage au battoir qu’à la gracile menotte. La posture prescrite a sans doute pour mission de dynamiser la composition, mais la balourdise du modèle sabote toute finesse de mise en scène. Pauvre collègue qui a du hésiter longtemps avant de savoir par quel biais appréhender la masse rustique.

Avec la patine des années, les contours de la veste sans forme et sans couleur se laissent imperceptiblement aspirer par un fond olive sale qui n’a jamais daigné mettre son sujet en valeur. L’éclairage verdâtre n’y est pas mieux parvenu. Le halo cru n’épargne en rien les accidents d’ossature, les froissements de l’étoffe grisâtre portée trop longtemps ou les traits creusés. Le veston fatigué se plisse, peinant à remplir l’espace laissé par un ventre qui devrait être proéminent. À l’évidence, les vêtements n’ont pas été taillés pour le garçon. Le cartel confirme sa modeste extraction ; il était fils d’ébéniste.

Et pourtant, je me suis peu à peu laissé captiver par l’inclémence honnête qui se dégage de la toile. Perdue au milieu d’une accumulation de chefs d’œuvres jouant des coudes sur les murs des salles du Rijksmuseum d’Amsterdam, elle ne séduit pas l’œil au premier regard. Dissimulée derrière son austérité, sa séduction latente ne transparaît qu’aux yeux de celui qui saura lui donner sa chance. Il se dégage en effet de ce jeune homme une assurance qui n’a rien d’évident mais qui s’impose à vous une fois la porte ouverte. Son aplomb à la fois disgracieux et puissant retient le regard, le mien comme ceux des visiteurs qui traversent chaque jour la pièce.

Je ne peux m’empêcher de chercher sous les coups de pinceau laissés apparents le secret de fabrication de ce magnétisme brut. L’unique source de luminosité présente dans le tableau se répand depuis le haut du visage. Seuls les volumes de la figure répercutent les faibles rais de lumière zénithale. Les vêtements nourrissent ce contraste de leur neutralité vaseuse et confèrent au visage d’Albert une présence sol(it)aire. Si le peintre a choisi de croquer son modèle depuis le sommet de la chevelure en bataille jusqu’à la moitié des cuisses, on dirait la toile peinte à la seule gloire de cette face bourrue. Les cernes creusés, les paupières épaisses, l’arrête grossière d’un nez trop massif s’affichent sans fard et sans détour. Les petits bourrelets au bas des yeux clairs témoignent de trop de nuits tourmentées. La moue lippue, taiseuse, alliée à une mâchoire qu’on devine crispée, traduisent à elles seules la révolte interne qui guide cet homme.

Il demeure là, indifférent aux critiques, transformant sa colère sourde en froide détermination. Il n’est pas difficile d’imaginer que lorsqu’il ouvre la bouche, la parole s’affranchit de toute fioriture. J’ai peu de peine à projeter la surprise des interlocuteurs de ce gamin de vingt ans lorsqu’il répond à leurs piques moqueuses avec le sérieux et l’assurance de l’universitaire charismatique qu’il deviendra plus tard. Mais ça, il ne le sait pas encore.

La chevelure que l’on devine épaisse et châtain, qui s’ébouriffe et retombe sous son poids, participe à rappeler l’enfance encore proche. Est-ce cette coupe en brosse, ou le dessin triangulaire de la mâchoire qui convoque, le temps d’une fulgurance, le portrait photographique si célèbre du jeune Rimbaud ? Troublante coïncidence. Car, au fur et à mesure des rares haltes que les flâneurs daignent accorder à ce tableau, j’ai appris qu’Albert Verwey avait choisi la voie difficile de la poésie. Le temps de ce portrait, il s’est soustrait aux conversations tumultueuses qui animaient les jeunes poètes néerlandais du cercle littéraire des Tachtigers.

C’est à croire qu’il profite de ce répit pour une introspection qui n’en finit plus depuis 1885. Le regard est insaisissable, à l’écart du temps présent. Ce n’est pas qu’il se dérobe, bien au contraire. Il s’est arrimé à une idée en train de se dérouler et ne se laissera distraire que lorsqu’il l’aura aboutie. De ce regard résolu se dégage une force inébranlable, un aplomb qui flirte avec la majesté.

Pourtant, ce n’est pas lui que les visiteurs cherchent en pénétrant dans la salle 1.18. Beaucoup d’entre eux s’arrêtent une fois entrés, lèvent les yeux de leurs guides et me cherchent moi, d’un regard avide. Il faut voir leurs traits soulagés quand enfin ils m’aperçoivent, au fond, à gauche. Puis, à mesure qu’ils s’approchent dans une hâte ralentie par la dignité de l’instant, je ne peux m’empêcher de noter une déception grandissante plus ou moins dissimulée : « Mais, il est tout petit ! ». Alors on discourt plus ou moins discrètement. On me montre du doigt, on étale sa science, on me tire le portrait.

Je me suis vite lassé de ces spectateurs qui admirent ce que les autres admirent, sans même avoir pris le temps d’engager avec moi ce dialogue muet qui me tire parfois de mon douloureux ennui. Mon compagnon de chambrée n’a pas autant de succès. C’est lors d’une de ces rares conférences dont Albert est le sujet que j’ai entendu dire qu’il avait écrit sur le célèbre Vincent Van Gogh. Il aurait trouvé que « ce travail n’existait que par la souffrance. » Il aurait admiré « davantage l’homme que l’artiste ». Quand le conférencier avait tenu ces propos, tous les regards de l’assemblée s’étaient tournés vers moi, narquois.

J’en aurai pleuré. Imaginez, un autoportrait de Van Gogh qui se met à sangloter. Toutes les vierges aux larmes de sang d’Amérique centrale n’auraient pu faire plus grandiloquent. Mon Dieu que ce cadre devient lourd à porter parfois. Alors, je lève les yeux et cherche dans l’aplomb d’Albert la force de supporter la postérité.

Albert Verwey par Jan Veth, 1885, conservé au Rijksmuseum
Autoportrait de Vincent Van Gogh, 1887, conservé au Rijksmuseum

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